Abidjan – Paris, 10 décembre 2021. La Fédération internationale pour les droits humains (FIDH), la Ligue ivoirienne des droits de l’Homme (LIDHO) et le Mouvement ivoirien des droits humains (MIDH) expriment leur vive préoccupation face à l’impunité persistante, plus de dix ans après la crise post-electorale de 2010-2011, mais aussi face aux nombreux défis ne permettant pas de garantir l’exercice effectif, impartial et indépendant de la justice.
Une mission internationale de plaidoyer à Abidjan du 6 au 10 décembre
Au cours d’une mission internationale de plaidoyer conduite en Côte d’Ivoire du 6 au 10 décembre 2021, la FIDH, le MIDH et la LIDHO ont pu rencontrer différents représentants des autorités nationales, de la société civile, des diplomaties et des partenaires internationaux, afin d’échanger sur les enjeux liés au processus de réconciliation nationale, et plus particulièrement, à la situation des victimes des violations graves des droits humains et à l’état de la justice, y compris dans le cadre de l’adoption de la loi d’amnistie, en décembre 2018, pour les crimes commis lors de la crise post-électorale en 2010-2011.
La mission a échangé avec des membres de la société civile ivoirienne représentant près d’une centaine d’organisations. Nos organisations ont été reçues par des représentants des autorités et des administrations nationales. La mission regrette cependant que les demandes d’audience adressées à la Primature et à la Présidence de la République soient restées sans réponse. Nos organisations ont aussi rencontré le Bâtonnier du Conseil de l’Ordre des avocats de Côte d’Ivoire, ainsi que des représentants des partis politiques. La mission a été reçue par les Ambassadeurs de l’Union européenne, de l’Allemagne, et du Canada, l’Ambassadrice des Pays-Bas, le Premier conseiller de l’Ambassadeur de France et a rencontré la représentante du Fond au Profit des Victimes de la Cour pénale internationale (CPI) à Abidjan.
Des engagements nationaux et internationaux de lutter contre l’impunité enterrés ?
Au lendemain de la crise post-électorale de 2010-2011 qui fit plus de 3000 morts, le président Ouattara avait promis de mettre un terme à l’impunité qui était une cause principale de la violence de 2010-2011. Mais plus d’une décennie plus tard, et avec la reconfiguration du paysage politique en amont des élections de 2025, les victimes ivoiriennes sont laissées pour compte, l’extrême majorité n’ayant reçu ni justice ni réparation.
Cette année s’est tenu le dernier procès lié à la crise post-électorale de 2010-2011. Le 15 avril 2021, le Tribunal criminel d’Abidjan a condamné Amadé Oueremi à perpétuité pour sa participation à des exactions commises à Duékoué, les 28 et 29 mars 2011, qualifiés de crimes contre l’humanité. L’État ivoirien n’ayant pas été condamné solidairement, la perspective de réparation est plus qu’incertaine pour les 34 victimes constituées parties civiles aux côtés de la FIDH, du MIDH et de la LIDHO dans cette affaire.
Après l’adoption par l’Assemblée nationale ivoirienne, endécembre 2018, d’une loi confirmant l’amnistie décrétée par ordonnance présidentielle en août de la même année, toutes les autres procédures judiciaires concernant les crimes commis lors de la crise post-électorale de 2010-2011 ont été suspendues. Nos organisations, parties civiles dans ces procédures et y représentant plus de 200 victimes, que les victimes n’ont actuellement aucun recours au niveau national. Des dizaines d’auteurs présumés de crimes de droit international, parmi lesquels de hauts responsables militaires, avaient été formellement mis en cause et inculpés..
Particulièrement, la loi d’amnistie soulève plusieurs questionnements aggravant l’opacité sur les suites éventuelles des procédures judiciaires nationales. L’ordonnance portant amnistie indique dans son article premier qu’elle bénéficie aux « personnes poursuivies ou condamnées pour des infractions en lien avec la crise post-électorale de 2010 ou des infractions contre la sûreté de l’État commises après le 21 mai 2011, à l’exclusion des personnes en procès devant une juridiction pénale internationale, ainsi que de militaires et de membres de groupes armés ». Elle précise dans son article 2 que « la liste des militaires et membres de groupes armés exclus du bénéfice de l’amnistie prévue par l’article 1 est arrêtée par les ministres de la Défense, de la Justice, de l’Intérieur et de la Sécurité ». Lors de la mission, nos organisations ont demandé des éclaircissements à tous les membres des ministères concernés, sans succès. Près de trois ans après l’adoption de la loi d’amnistie, nos organisations regrettent et dénoncent cette opacité qui, de facto, nie les droits des victimes.
Nos organisations rappellent qu’elles ont introduit un recours devant le Conseil d’État afin de faire valoir l’illégalité de l’ordonnance d’amnistie, et de dénoncer plus généralement la violation par l’État de Côte d’Ivoire de ses engagements internationaux à travers l’adoption de ces dispositions.
Au niveau international, l’acquittement, confirmé en appel le 31 mars 2021, de l’ancien président ivoirien Laurent Gbagbo et de son ancien ministre Charles Blé Goudé par la Cour pénale internationale (CPI) a consacré l’impunité totale désormais accordée aux auteurs des crimes de la crise post électorale de 2010-2011 en Côte d’Ivoire. L’acquittement des deux seuls suspects poursuivis devant la CPI signifie que les plus hauts responsables de ces crimes, tant parmi les pro-Gbagbo que les pro-Ouattara, ne seront probablement jamais inquiétés.
« La FIDH, le MIDH et la LIDHO estiment que l’État ivoirien et la CPI ont failli à leurs obligations d’enquêter efficacement sur les atteintes aux droits humains de la crise post-électorale, de traduire en justice leurs auteurs, quel que soit leur camp et de rendre justice et réparation aux victimes. Nos organisations appellent les autorités à replacer la lutte contre l’impunité au cœur de leur action, conformément à leurs engagements pris envers les victimes et condition essentielle pour garantir un processus de réconciliation véritable et inclusif et une stabilité durable », a déclaré Drissa Bamba, Président du MIDH
Un processus de réconciliation nationale véritable a besoin de la lutte contre l’impunité pour dire la vérité, rendre la justice et garantir une stabilité durable.
Les violences, la cristallisation des positions des acteurs politiques et la répression des manifestations, les attaques contre des défenseurs des droits humains et certains opposants politiques lors de la contestation de la candidature d’Alassane Ouattara pour un troisième mandat, en 2020, nous ont malheureusement démontré que la spirale des violations des droits humains liées aux contextes électoraux en Côte d’Ivoire n’a pas été enrayée. Ces violences, qui ont fait plus de 80morts. « La réconciliation est une étape fondamentale pour la reconstruction de la cohésion nationale et l’histoire mémorielle ivoiriennes. Pour produire les effets escomptés, la réconciliation ne doit pas être synonyme d’oubli et d’impunité mais bien au contraire de vérité, de reconnaissance commune et partagée, et de justice. A cet égard, nos organisations appellent l’Etat ivoirien à plus de transparence sur le processus de réparation, au profit des victimes, qui a démarré, mais est actuellement interrompu », a déclaré Willy Neth, président de la LIDHO
« Après nos nombreuses rencontres, il est indéniable que le mot d’ordre en Côte d’Ivoire est à la réconciliation, mais la place des victimes des crimes internationaux restent incertaine. Le gouvernement doit garantir que les victimes et survivants des deux dernières crises électorales ne soient pas laissées au bord de la route dans le chemin vers la réconciliation, car la réconciliation ne peut être réussie sans elles », Alexis Deswaef, Vice-Président de la FIDH, Président d’honneur de la Ligue des Droits de l’Homme en Belgique, et chef de mission.
Un rapport de mission comprenant des conclusions et recommandations sera rendu public dans les prochains mois et transmis aux représentant.es des autorités nationales et interlocuteur.rices rencontré.es.