M. le ministre Kobenan Kouassi Adjoumani,
À la suite de la lettre ouverte du Professeur Amoa Urbain au Chef de l’Etat, M. Alassane Ouattara, vous avez cru bon de lui apporter la contradiction en lieu et place du concerné lui-même, de ses services ou encore de son parti politique, le RDR.
Permettez que je réagisse à votre réponse qui m’a interpellé à plus d’un titre et ce, dans la mesure où le Professeur AMOA Urbain, à l’initiative de ce débat a souhaité qu’il soit ouvert. M’engouffrant ainsi dans la brèche, ouverte, je voudrais vous dire que, de votre courrier, plutôt que de m’appesantir sur les incongruités et les injures qui le jalonnent, je préfère y retenir essentiellement deux éléments :
1- La critique du style du professeur AMOA Urbain ;
2- L’appel à la démission du président Alassane Ouattara (AO ou ADO).
I – La critique du style du professeur AMOA
Le style sert à véhiculer un message. Mais vous ne l’ignorez pas « un bon message dans un style indigeste reste complètement inaudible ». Ainsi, la forme et le contenu du message sont intimement liés. La forme peut impacter négativement le fond et dans notre cas, selon vous le « discours du professeur est chargé de haine pour être lu et pris en considération ».
Vous poursuivez pour dire « non, M. Amoa Urbain, vous avez assassiné l’âme de votre révolte parce que vos émotions ont pris le dessus sur votre raison. Or il faut disposer de toute sa lucidité pour s’adresser à une auguste autorité comme le président de la république ». Autrement dit, selon vous, le professeur n’a pas su être objectif car son message a emprunté le véhicule de ses émotions, ce qui vous autoriserait à lui dénier tout intérêt. Comme pour dire « la forme a tué le fond ». Cependant, une question me vient à l’esprit, si monsieur Amoa Urbain avait utilisé un style qui dissimulait ses émotions son message serait-il recevable ? Vous aurait-il convenu et convaincu ? Je n’aurais probablement jamais de réponse à mes questions. Qu’importe !
Le machiavéliste américain Robert Greene, connu pour ses œuvres sur le pouvoir, la séduction et la manipulation disait « en stratégie, il faut considérer ses réactions émotionnelles comme une maladie à traiter ». Ce qui veut dire que « nos sens nous trompent ». Il faut donc les combattre au risque de voir un message ne pas « être pris en considération » comme vous le dites. De ce point de vue nous sommes parfaitement en phase quoique vous y succombiez.
Je note, par ailleurs, que vous reprochez aussi dans des termes à peine voilés au Professeur Amoa Urbain, un grand intellectuel internationalement reconnu, d’être un cancre. En effet, je vous cite « au lieu d’engager une réflexion constructive, un débat saint et de haut vol, notre grand professeur qui pense que le fait d’enrouler un pagne traditionnel autour de son cou fait de lui un sage, nous embarque dans la vulgarité, nous enfonce dans les profondeurs abyssales du grand banditisme intellectuel ».
Zut ! À ce niveau de votre discours, monsieur le ministre, vous vous êtes fait prendre au piège de vos sentiments, au piège de votre haine pour la critique. Car le style que vous emprunter ici n’est pas « saint et de haut vol ». Vous auriez voulu invectiver le Professeur Amoa Urbain que vous ne vous y seriez pas pris autrement quand vous l’accusez de « nous enfoncer dans les profondeurs du grand banditisme intellectuel » en plus de lui dénier la qualité de sage qu’il ne saurait revendiquer par le port d’une simple tenue vestimentaire (petite parenthèse : en Afrique on ne parle pas comme vous le fait à son « grand frère »). Et oui, ces satanés sentiments qui font que le message ne peut pas « être pris en considération » vous ont eu ! Oh ! Qu’est-ce qu’ils sont si perspicaces et tenaces !
Dans votre envolée (non lyrique et encore moins poétique) vous allez jusqu’à faire devant la nation une révélation de taille. En effet, pour moi qui suit attentivement l’actualité politique nationale et internationale, j’avais cru comprendre, jusqu’à votre déclaration, que le journaliste Guy André Kieffer était porté disparu. Grâce à vous, je suis à présent situé sur cette affaire quand vous affirmez qu’il a été assassiné. Cela devrait ainsi mettre fin à tant d’années de recherches infructueuses pour le retrouver. Il est certain que les juges français et ivoiriens en charge du dossier devraient pouvoir tirer avantage de vos affirmations pour faire avancer leur enquête et peut-être même le mener à bon terme.
Pour l’heure, je remarque avec vous, monsieur le ministre, que la colère, celle qui vous anime après avoir lu les vérités du professeur Amoa Urbain vous a conduit à parler sans retenue, sans songer aux conséquences qui pourraient (devraient) en résulter. La sagesse dans nos villages nous enseigne pourtant qu’il faut tourner sept fois la langue dans la bouche avant de parler !
Monsieur le ministre, pour vous, la façon dont monsieur Amoa Urbain s’est exprimé lui enlève tout crédit, toute légitimité et considération pour donner son opinion. De ce point de vue, il ne devrait pas demander à monsieur Ouattara « d’abandonner ses hautes charges constitutionnelles… » parce qu’il « est venu au pouvoir pour apporter le bonheur aux ivoiriens, améliorer leur cadre de vie, offrir du travail aux jeunes, renforcer le pouvoir et l’autorité des rois et chefs traditionnels (…) , construire des universités et des écoles pour nos enfants, construire des hôpitaux et offrir la chance à tous les enfants de ce pays de se soigner grâce à la CMU, construire des routes et des ponts et pour rapprocher les populations, promouvoir l’émancipation des femmes, refaire de notre pays un pays fréquentable, en faire une destination privilégiée pour les investisseurs, faire en sorte que nos paysans jouissent du fruit de leur labeur, améliorer les conditions de vie des travailleurs, etc. » et cela dans une logique de négociation conformément à la philosophie du Président Félix Houphouët Boigny qui déclarait préférer l’injustice au désordre.
Ainsi, monsieur le ministre, vous ne vous êtes pas rendu compte qu’injustice et désordre sont intimement liés dans une relation de cause à effet. L’injustice, monsieur le ministre, est la source du désordre. Le désordre est la progéniture de l’injustice. L’injuste que vous créez aujourd’hui engendrera nécessairement, tôt ou tard, du désordre demain. Monsieur le ministre, vous le savez sûrement. Mais le fait est qu’à force de vouloir singer le singe vous finissez inéluctablement par vous couvrir de ridicule.
Pourquoi alors que vous n’êtes pas issu d’une culture de griots vous tenez absolument à jouer les griots ? Vous conviendrez avec moi que cela ne vous sied pas. Et ce n’est pas cela qui empêchera un citoyen ivoirien lambda de demander au Chef de l’Etat de démissionner pour cause d’échec avéré.
II – L’appel à la démission du Président Alassane Ouattara.
Cher aîné, chanter les louanges ne vous grandit pas. Cependant, dans cette Côte d’Ivoire où nous avons tous faim, il faut bien assurer sa pitance quotidienne ! Et quand, à moindre effort, on finit par trouver de quoi garnir sa panse, il faut, par ces temps qui tanguent, tout faire (et dire) pour espérer la préserver, vaille que vaille. C’est pourquoi, monsieur le ministre, vous citez les actions de monsieur Ouattara au pouvoir en omettant de dire que pour construire routes et ponts il a chassé des gens de leur domicile sans ménagement et sans recasement. Vous avez oublié aussi de mentionner, qu’à défaut de la construction de cinq nouvelles universités promises, que la réhabilitation des universités existantes a été l’occasion de grands détournements de deniers publics par les plus proches collaborateurs du Chef de l’Etat. Les hôpitaux dont vous vous enorgueillissez sont en réalité des mouroirs et la chimérique politique de gratuité ciblée qui y serait pratiquée est une arnaque qui favorise le stress chez le personnel soignant soumis aux humiliations de toutes sortes.
Monsieur le ministre, peut-être ne le savez-vous pas mais selon les estimations les plus optimistes, 20% des enfants en âge d’aller à l’école ne sont pas scolarisés dans notre pays où l’école est censée être obligatoire. Encore faut-il que ceux qui y sont s’y maintiennent et y reçoivent un enseignement de qualité. Les paysans ne sont pas heureux parce que le fruit de leur dur labeur est mal rémunéré. Monsieur le ministre, en raison de ce que vous cumulez de nombreux postes, grâce aux bons soins de monsieur Ouattara, vous qui êtes juste titulaire d’une licence et d’un certificat d’Aptitude Pédagogique à l’Enseignement Secondaire (CAPES), vous ne savez peut-être pas que le taux réel de chômage est exponentiel en Côte d’Ivoire, de l’ordre de 40% de sa population active. Évidemment, vous ignorez que nombreux sont vos compatriotes qui se contenteraient d’un emploi, même précaire.
Vous qui avez occupé de hautes fonctions au sommet de l’Etat vous savez certainement que 46% de vos compatriotes vivent, selon les données de la Banque Mondiale, avec moins de 500 francs CFA par jour, après six années de règnent d’ « ADO solutions ».
Monsieur le ministre, sous soutenez de façon péremptoire que durant les deux années d’application de la politique de la refondation il y a eu des assassinats perpétrés par les escadrons de la mort ; cela est faux. Vous cogériez le pouvoir avec le Président Gbagbo. Vous étiez ministre dans un gouvernement que vous accusez aujourd’hui d’assassinat sans pour autant n’avoir jamais voulu prendre vos distances d’avec ce dernier en y démissionnant. Quelle inconséquence !
Je voudrais d’ailleurs m’appesantir sur cette question de la sécurité et de l’impunité du temps d’Alassane Ouattara. Mettons-nous d’accord, le bilan de monsieur Ouattara doit être relatif d’une part aux moyens mis en œuvre avant son règne au cours de sa marche chaotique vers le pouvoir, pendant son règne et bien évidemment après son règne et d’autre part aux promesses de « solutions » aux maux dont les ivoiriens souffrent encore.
Monsieur le ministre, vous convenez avec moi que la stratégie de conquête du pouvoir politique d’Alassane Ouattara a consisté à affaiblir l’Etat par l’application servile de mesures d’ajustement structurel et l’usage de la violence dans le champ politique avec notamment ce qui lui est notoirement attribué concernant le coup d’Etat de 1999, la partition du pays en 2002 et pour finir la guerre en 2010-2011. A la clé, depuis 1999, nous déplorons de nombreux morts dont deux (2) ministres de l’intérieur et l’incarcération du président Laurent Gbagbo et du ministre Charles Blé Goudé à la Haye pour humilier davantage la Côte d’Ivoire.
Monsieur le ministre, pour avoir exercé au plus haut niveau et qui semblez, de ce fait, être très informé sur les instigateurs de nombreux assassinats politiques en Côte d’Ivoire, j’ai du mal à croire que vous ignorez tout de l’assassinat d’un millier de personnes, dont des femmes et des enfants à Duékoué. Vous savez qu’aujourd’hui encore le viol, y compris sur des mineures, est endémique dans cette région de l’ouest du pays et que l’Etat y a pratiquement démissionné.
Ces femmes violées, ces jeunes au chômage, ces paysans pauvres et chassés de leurs villages, ces personnes contraintes à exil ou injustement incarcérées, attendent tous que le « torrent de milliards » promis par M. Alassane Ouattara vienne dessécher leur quotidien appauvri par tant d’années de malheurs et de crises « pour leur apporter le bonheur » comme vous le dites.
Monsieur le ministre, c’est malheureusement dans ce contexte de pauvreté généralisée et de déconfiture de l’Etat que sont intervenus les récentes mutineries du contingent 8400 et le soulèvements de démobilisés que monsieur Ouattara lui-même, dans sa folle course pour le pouvoir, a éduqué à la culture de la violence. Ces jeunes qui ont été ses bras armés sont eux-mêmes des victimes de la manipulation et de l’endoctrinement politique d’un homme qui au final a échoué. Du moins si tant est que son objectif réel était réellement le développement de la Côte d’Ivoire.
Alors s’il a échoué, monsieur le ministre, comme le démontrent les faits, quoi de plus logique que de demander sa démission. Monsieur Amoa Urbain n’a juste fait que rappeler, dans son style, les propres propos d’Alassane Ouattara qui dans un élément vidéo qui circule encore sur la toile disait ceci : «Quand on ne peut pas gérer le pays, on quitte le pouvoir ; quand on a échoué dans les grandes démocraties, on quitte le pouvoir ; quand on n’a pas pu amener la paix dans son pays, on quitte le pouvoir ».
Voyez-vous, monsieur le ministre, c’est vous qui voulez vous efforcer à jouer les laudateurs qui finalement manquez de sagesse. En face de tant de souffrances, vous devriez soutenir le Professeur Amoa pour faire entendre raison à Ouattara. On peut être partisan et non moins être honnête et lucide, cela n’est nullement incompatible. D’ailleurs, je crois que Ouattara lui-même a compris qu’il a échoué. N’est-ce pas le porte-parole officiel de son parti, Joël N’guessan, qui récemment déclarait que « … les gens ont menti à Ouattara, c’est pourquoi il a pris des décisions improductives ». En clair, monsieur le ministre, Ouattara n’est pas responsable de la catastrophe annoncée. Ce sont des collaborateurs, comme vous, qui ne lui transmettez pas les données objectives et réelles du terrain. Voilà qui trace une ligne de défense bien connue et qui alimente votre litanie bien rodée qui voudrait que vous ne soyez responsables de rien et que vos malheurs proviennent de vos adversaires politiques.
Devrais-je rire ou pleurer quand, sans état d’âme, le porte-parole du Gouvernement, votre collègue M. Bruno Koné affirme, sérieux comme un cancer, à la sortie du conseil des ministres du 24 mai dernier que « le gouvernement, avec à sa tête le Président Alassane Ouattara, n’est ni responsable ni comptable des mutineries et mouvements d’humeur d’anciens combattants qui perturbent la quiétude des populations depuis 2011. Mais c’est la faute à Laurent Gbagbo dont le refus de reconnaître sa défaite à conduit à une crise postélectorale ». Vous n’apprendrez pas de vos erreurs et fautes si vous préférez vous cacher vos échecs derrière la rengaine du bouc émissaire et en niant vos propres responsabilités dans les malheurs qui vous assaillent de toute part, comme une malédiction qui s’abattrait sur vous.
D’ailleurs, Monsieur le ministre, cher aîné, en parlant de déni de responsabilité, l’actualité ces jours-ci est alimentée par une déclaration d’un proche du président de l’assemblée nationale qui reconnaît un rôle actif au Président Bedié dans le financement des Forces Armées des Forces Nouvelles (FAFN), cette rébellion armée qui a balafré notre pays un 18 septembre 2002 et qui a permis l’arrivée au pouvoir de M. Ouattara. Il dit précisément ceci, s’agissant de l’enquête ouverte contre le directeur du protocole du Président de l’assemblée nationale ; je le cite, « enfin la vérité sera connue. Nous saurons de manière quasi-certaine combien Bédié a mis dans la cagnotte pour acheter des armes contre Gbagbo ». De son côté, l’un des anciens porte-paroles de la rébellion, l’ex ministre des sports, Alain Lobognon, a, ce 26 mai, enfoncé le clou en ces termes « le PDCI-RDA qui cogère la Côte d’Ivoire depuis 2011 ne doit plus se taire. Il doit s’impliquer résolument dans la réconciliation ». Qu’est-ce à dire !
Vous, si prompt à monter en 1ère ligne pour défendre le Chef de l’Etat, par ailleurs président du RDR (il n’a jamais officiellement démissionné de cette fonction), 48h après ces graves accusations, directes et non ambiguës, contre le Président de votre propre parti politique, le PDCI, vous restez incroyablement muet et sourd. Les ivoiriens diraient « qu’est-ce qui n’a pas marché ? ». Pour ma part je dirais que vous faites bien de vous taire. L’adage populaire nous apprend que « quand ce qu’on a à dire n’est pas plus beau que le silence, il vaut mieux se taire ». Taisez-vous monsieur le ministre, ne vous sentez pas obligé de répliquer à tous et pour tout, en tout lieu et en tout temps, votre conscience (je suis persuadé que vous en avez une), notre intelligence et la liberté d’expression ne s’en porteraient que bien mieux.
Abidjan le 26 mai 2017
Jean B. Kouadio
Juriste Citoyen ivoirien.